Editorial

Ce numéro aborde diverses dimensions ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler « transition », dont le concept a évolué depuis la désignation de la transformation d’un ordre impérial, d’un changement de régime dans le cadre étatique ou de la modulation des relations interétatiques, jusqu’à signifier aujourd’hui la construction hésitante d’un ordre planétaire inédit. Celui-ci prétend concilier l’évolution d’un milieu planétaire dégradé et la pression d’une humanité devenue invasive, entre résilience et effondrement, préservation des acquis sociopolitiques et fascination des technologies, peur de l’inconnu et sauvetage de l’avenir.

Dans le contexte des études interculturelles et de la philosophie comparée, Dag Herbjørnsrud parcourt les cinq continents pour débusquer les femmes qui ont fait la philosophie, mais dont le rôle est resté occulté. L’histoire des acteurs qui sous-tendent l’histoire des idées n’a opéré que tardivement l’amorce d’une véritable transition, dont l’enjeu est la perception du présent autant que la conception de l’avenir de l’humanité.

Bénédicte Letellier relit trois poètes qui ont traversé les aléas internes et externes de l’errance, pour reconstruire le récit épique de l’exil qui permet de comprendre le monde tel qu’il est vécu et de le transformer en ce que nous voulons qu’il soit. En ce sens, elle évoque la poétique de l’ « exiliance », qui peut être considérée comme « le viatique indispensable à quiconque veut sentir la « liberté libre » partout sur la Terre ».

Nicole Morgan s’interroge sur la désintégration des ordres anciens, les discours millénaristes et  la pertinence des utopies teintées de magie ou de futurisme, Ce serait plutôt l’Utopie de Thomas More qui ressurgirait d’une philosophie qui anticipe un monde libre de magie et de transcendance, qui se voudrait viable pour tous et ne saurait accepter la sombre perspective d’un nouveau Moyen Age.

Marc Luyckx Ghisi conçoit l’éthique émergeant de l’intelligence artificielle comme résultante éventuelle d’un développement transdisciplinaire qui dépasserait les distinctions opérées traditionnellement entre les disciplines scientifiques, pour forger un paradigme nouveau étroitement lié à la convergence des sciences et des techniques qui serait elle-même le résultat d’une conception inclusive du niveau « nano ». A cet égard, il épouse les vues de Je Jeremy Rifkin, qui pense que la perspective du projet européen est susceptible de réévaluer la méthode technoscientifique et d’ouvrit par là la voie à de nouvelles Lumières.

Helmut K. Anheier retrace les pratiques controversées de la philanthropie au sein d’une société civile aux contours incertains, par le biais des sommes engagées, de l’identité des bénéficiaires, des objectifs proclamés et de la façon dont les donations sont transférées. L’une des critiques porte sur l’usage qu’en font les gouvernements pour combler leurs déficits budgétaires, d’autres ont trait aux donateurs dont l’intention est de camoufler des comportements peu avouables, ou aux bénéficiaires qui dépendent de la philanthropie pour définir ou atteindre leurs buts. L’absence de débat pose manifestement la question de l’équité et de la démocratie.

Paul Ghils revient sur la signification le sens et la place de la société civile dans les secteurs qui la concernent, de la philanthropie en tant que telle à la defense des droits de l’homme et aux pratiques commerciales. L’évolution du concept est manifeste, depuis l’antique societas civilis de Cicéron ou la koinonia politikè grecque, qui désignaient la société dans son ensemble conçue comme civilisée, pour aboutir à la pluralité contemporaine des acteurs définis comme non étatiques, quels que soient leurs objectifs locaux, nationaux ou internationaux, et à la conception récente d’un nouveau « contrat naturel »,

Haider A. Khan analyse le contenu de trios ouvrages traitant de « La crise mondiale et l’intelligence artificielle » (Global Crisis and ArtificiaI intelligence) à l’âge cybernétique. Il définit la nature and les conséquences des crises planétaires à répétition à leurs multiples niveaux : évolution du climat, militarisation, incohérences socio-économiques et politiques.

Dans un autre essai, Haider A. Khan présente la nouvelle traduction qu’il a réalisée du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, qu’il conçoit comme « postcoloniale ». Il se réfère en cela à Hegel qui, dit-il, souligna de façon si astucieuse et éloquente dans un ouvrage rédigé au début du XIXe siècle, que « si les esclaves ne sont pas libres, leurs maîtres ne le sont pas non plus ». Sa traduction du Petit Prince et la lecture qu’il en fait se proposent d’au moins atteindre ce but à l’intention du lecteur « postcolonial ».

Pierre Calame reprend cette même hypothèse d’une Europe héritière des Lumières qui serait capable d’en engendrer une version originale, dans le prolongement de la seule innovation géopolitique du XXe siècle, adaptée au XXe siècle et à ses nouveaux enjeux, devenue épopée pacifique pour ses peuples, phare pour le monde, modèle par sa souveraineté partagée et porteuse d’avenir.

P.G.

A propos de l'auteur :

Docteur en philosophie, linguiste et internationaliste, professeur émérite à l’Institut supérieur de traducteurs et interprètes, Université libre de Bruxelles, a enseigné en Algérie, au Gabon, au Mexique, en Iran et en Belgique. Ancien rédacteur d’Associations transnationales de l’Union des associations internationales (UAI), il a créé la revue de cosmopolitique Cosmopolis en 2007 et publié de nombreuses études à l’intersection de la philosophie, des sciences du langage et des sciences politiques. Il dirige la banque de données terminologiques et notionnaires portant sur divers sous-domaines des relations internationales hébergée par l’Observatoire européen du plurilinguisme (OEP).